Qualité Kent



Sous le voilage de son accent lyonnais, la voix de Kent couve des années de scènes, de rock et de chansons tendres, des nuits pâles électriques, des chemins de traverse, des refrains populaires, des trous d'air jusqu'à ce retour animal, d'étonnante facture : LE TEMPS DES ÂMES. Accompagné par un pianiste berlinois, Marc Haussmann, Kent vient de sortir un disque comme on n'en trouve plus guère. Sans batterie ni guitare. Au plus près des sens. Treize chansons pleines de souffle, riches de mots, de mélodies soignées, captivantes, au cours desquelles le chanteur déploie un art de l'interprétation qui rappelle Yves Montand. Carrément. 
À l'heure où le disque se meurt, Kent chante, comme s'il tenait une barricade. La vaillance de l'auteur qui fuit le flou et la facilité, assumant son âge notamment, avec gourmandise. Alors quand en piste huit il dégaine Avec élégance, ce titre de Jacques Brel longtemps resté inédit, rien ne paraît saugrenu. Deux minutes cinquante-huit de grâce absolue. Cette chanson souveraine se glisse avec naturel parmi ses congénères. C'est dire leur mérite.
Aparté. Les modes passent mais la beauté de certains enregistrements demeure. Si Jeanne Cherhal fut la première en France en mars 2012 à reproduire en public le disque d'une autre (AMOUREUSE de Véronique Sanson), respectant l'ordre des morceaux ainsi que leur durée, quarante ans jour pour jour après sa commercialisation - le concept sera décliné cet été par Gaëtan Roussel qui jouera, un an trop tard, dommage, PLAY BLESSURES de Bashung paru en 1982 -, l'on se dit en écoutant Kent reprendre Avec élégance (il entonnait déjà Bruxelles sur RÉCITAL 90) que l'ancien punk de Starshooter aurait l'âme et le corps, la souplesse, le métier pour enfiler sans y flotter, le temps d'un pareil hommage, le costume du grand Belge. Pour exhumer en octobre quatorze, à l'occasion du cinquantième anniversaire de sa captation, le mythique 33 tours OLYMPIA 64 ? La bonne idée. Fin de l'aparté.
Il faut avoir de la gorge et du cœur pour chanter Brel sans rester dans son ombre. Avec LE TEMPS DES ÂMES, Kent pourrait marquer les mémoires. La pochette du CD le montre statufié, dans une lueur blanche, en buste, placide, les bras croisés. Réchappé des froides ténèbres?
Le portrait d'un chanteur français qui survit à l'époque.

Baptiste Vignol