«Raté» dit l'âne

«Là où il chante, je ne suis jamais loin» raconte Francis Cabrel à propos de Bob Dylan. Quelle dévotion! C'est donc avec curiosité qu'on attendait d'écouter VISE LE CIEL, le disque de chansons de Dylan traduites en français par Cabrel. Dézingué par Christophe Conte des Inrockuptibles avant même sa sortie, sur le principe qu'on ne saurait adapter le poète (comme si l'on parlait tous anglais!), il fallait le découvrir sans a priori, d'autant qu'il ne serait pas impensable d'admettre ici: «Cher Christophe Conte, tu avais vu juste


VISE LE CIEL démarre le pied dans le phare avec Comme une femme. Le morceau original, Just like a woman, figure sur BLONDE ON BLONDE paru en 1965. Dylan l'aurait écrit en songeant au mannequin Edie Sedgwick (Étienne Daho lui dédia La ballade d'Edie S. en 1985) et son obsession maladive d'être un symbole de la contre-culture. Enceinte (de Dylan?), la Factory Girl - elle fut la première muse d'Andy Warhol- avait dû avorter à cause de sa dépendance à l'héroïne. Elle s'éteindra à l'âge de 28 ans... À noter également dans le calque cabrélien, l'utilisation correcte et bienvenue de l'adverbe juste (dont la signification est de donner une idée d'exactitude) aujourd'hui employé à l'emporte pièce. «C'est juste une bonne chanson» s'exclamerait de façon superfétatoire Alessandra Sublet. Juste étant de trop.
2.Quinn L'Esquimau (Quinn The Eskimo - SELF PORTRAIT - 1970). L'option choisie par Cabrel est la traduction fidèle, bien. Comment donc transcrire autrement ce titre, qui par ailleurs se patine quand on sait que cette chanson s'inspirait du rôle interprété par Anthony Quinn dans Les dents du diable (1959) de Nicholas Ray? Un western exotique sur les Esquimaux. Sinon, l'accordéon d'Alexandre Léauthaud fait merveille. Le bel Alex qui, repéré par Didier Ouvrard, programmateur à La Chance aux Chansons, commença sa carrière chez Pascal Sevran à la fin du siècle dernier.
3.D'en haut de la tour du guet (All along the Watchtower - JOHN WESLEY HARDING - 1968). Reprise par Jimi Hendrix puis par Neil Young, cette chanson a priori intraduisible - selon Dylan, son sens se niche quelque part dans sa chute... - conserve chez Cabrel son atmosphère fin du monde. «Tout est confusion et délire / On ne voit nulle part de sauveur». Encore d'actualité en 2012.
4.Je te veux (I want you - BLONDE ON BLONDE - 1965) D'abord adaptée avec quelque distance par Jean Schmitt en 1969 pour Marie Laforêt dont on disait à l'époque qu'elle avait le «plus beau regard de la chanson française». Toujours pas vu mieux...


Sa version s'intitulait D'être à vous. Le bon titre. Et Marie donnait tout sur le mot «tellement»: «J'ai envie d'être à vous / Tellement / D'être à vous ». Fiévreux. Marie Laforêt, la première à tenter d'imposer en France la world music, reprenant Atahualpa Yupanqui, puis travaillant avec ces inconnus qu'étaient alors Jorge Milchberg, Bernard Wystraete et Egbergo Gismonti. Stoppée net par CBS en 1971 qui la limogea. La politique des labels, déjà. La version de Cabrel colle aux métaphores de Dylan: «Moi, j'attends qu'on vienne m'empêcher / De boire à ma tasse ébréchée / Qui n'éclaire que la moitié / De mon âme...». Avec l'accent du Gers. Comment le lui reprocher?
5.On ne va nulle part (You ain't Goin' Nowhere - GREATEST HITS - 1971). L'entame d'abord, hors saison. «L'hiver approche, le portail grince / La rouille le ronge, la pluie le rince...» Chanson surréaliste au sein de laquelle l'oncle Bob convoquait la mémoire de Gengis Khan, invitant par ailleurs l'auditeur à «s'envoler sur son grand fauteuil». C'est un autre mérite de Cabrel que d'ouvrir à son public de nouveaux horizons, aussi steppiques soient-ils, à perte de vue.
6.Un simple coup du sort (Simple Twist of Fate - BLOOD ON THE TRACKS - 1974). Créée par Joan Baez, l'homme fort d'Astaffort réussit l'exploit d'en faire, grâce à son art de l'adaptation, une chanson toute cabrélienne, l'une des plus touchantes de son répertoire. «Ils étaient assis dans le parc / À regarder glisser les barques / Jusqu'à ce que soudain, ils remarquent / Le soir tombant au-dessus-d'eux...» Une question subsiste: comment l'anglophile dylanomaniaque Christopher Conte aurait-il traduit, puisqu'il est également écrivain, l'intro de cette chanson à un enfant s'il le lui avait demandé?
7.La Dignité (Dignity - 1989). À ceux qui l'ont perdue... Au détour d'un couplet, ce quatrain : «J'ai vu ce gars, je ne sais plus sur quelle chaîne / La dignité, depuis longtemps avait quitté la scène / Il tentait de rire, mais les rires étaient faux / Le monde applaudissait quand même ». Spéciale dédicace à Cauet? Et puis, et puis, et puis le piano de Bikialo qui galope sans s'essouffler. Chauffe Gérard!
8.Il faudra que tu serves quelqu'un (Gotta serve somebody - SLOW TRAIN COMING - 1979). C'est avec ce morceau que Dylan gagna son premier Grammy Award pour la meilleure performance vocale rock masculine en 1980. Aux chœurs, Olgica Susac, Ana Leonora et Himiko Paganotti. La blonde, la rousse et la brune. Francis sait s'entourer de jolis prénoms...
9.Tout se finit là, Bébé Bleu (It's all over now, Baby Blue - BRINGIN' IT ALL BACK HOME - 1965). L'une des chansons préférées des fans de la première heure. La démarche de Francis étant de rester coûte que coûte dans la roue de Bobby, comment lui interdire ce «Bébé bleu» qui dénote en français? Pourtant, Jean Schmitt, qui s'y connait, lui aurait probablement suggéré de garder l'accroche originale, Baby blue. What else? La voix de Francis. Impeccable.
10.L'histoire d'Hollis Brown (Ballad of Hollis Brown - THE TIMES THEY ARE A CHANGING - 1964). Tirée d'une histoire vraie, cette chanson folk rappelle forcément Ode to Billie Joe (1967) de Bobbie Gentry que Jean-Michel Rivat et Frank Thomas avaient divinement adaptée pour Joe Dassin (Marie-Jeanne). Cabrel vaut ses aînés.


11.Comme Blind Willie Mc Tell (Blind Willie Mc Tell - 1982) enfin. Hommage au blues man américain Willie Samuel Mc Tear (1898-1959), dit Blind Willie Mc Tell, dont des centaines de milliers de Français vont apprendre l'existence et peut-être découvrir la musique grâce à Francis Cabrel.
Alors? VISE LE CIEL est un recueil attachant qui éclaire d'une humble lumière les paroles broussailleuses de Dylan, et que l'on peut donc acheter les yeux fermés, façon d'éviter sa pochette hasardeuse. Ce que se sont empressés de faire 33.000 Français, VISE LE CIEL trônant huit jours après sa sortie en tête du Top des ventes, loin devant les nouveaux disques de Florent Pagny (16.000 cd), Muse (12.000) et Raphaël (10.000). De quoi fâcher les Inrocks?

Baptiste Vignol