Bleu Baer

Quand on l’interroge, Julien Baer ne s’éparpille pas. À questions longues, réponses millimétrées. Auteur depuis 1997 de quatre albums indispensables quoi qu’incompréhensiblement méconnus, celui que certains considèrent que “le plus doué de tous les songwriters français ayant franchi la porte d’un studio au cours des quinze dernières années” (Ch.Conte, Les Inrockuptibles) répond ici à quelques questions naïves nées pendant l’écoute des 16 chansons regroupées sur la compilation au titre éloquent DRÔLE DE SITUATION 1997-2011.


Dans le livret documenté de votre “best of”, vous expliquez que Le monde s’écroule (1997) est votre première chanson écrite en français. Y en aurait-il eu d’autres avant celle-là, écrites “en étranger” comme disait Pascal Sevran?

Julien Baer - J’avais placé une petite annonce dans un magazine pour expatriés anglophones à Paris. Là, j’avais rencontré deux paroliers anglais et composé quelques chansons avec eux. J’étais rempli du secret espoir d’un tube mondial !

Que sont devenues ces chansons?

- Rien !

Ce qui frappe dans vos chansons, c’est la référence au voyage, à cette fameuse soif du “partir” qu’évoquait souvent Jacques Brel dans ses interviews. “Je mets le cap vers l’éternel été/ Un bâteau m’emmène…” (Le monde s’écroule); “Je suis souvent loin d’ici / Je vais où me mène la vie / Mais qu’importe les pays…” (Marie pense à moi); “J’ai quitté le sud pour le nord/ Juste histoire de changer de décor” (Écrit à la main); “Chemins de pierres où le passeur me guide…” (Cherchell) Autant de titres qui évoquent le voyage, plus à la manière d’un Nicolas Peyrac période 75-79 ou de l’Yves Simon de J’ai rêvé New-York que de l’aventurier Bernard Lavilliers, encore que Cherchell ait un côté tragique et baroudeur…

- Tragique, je crois que oui. Baroudeur ? Je ne m’en rends pas compte… Je pense que la lassitude de soi même, sentiment que je ressens fréquemment, engendre l’idée récurrente de se quitter.


Et pourtant vous ne voyagez pas - si ce n’est pour enregistrer visiblement. Los Angeles, Londres, Bamako… En avez-vous vu davantage que les murs des studios? Vous relevez dans Juillet 66 le bleu de Monterey…

- En fait, j’évoque le festival de Monterrey en Californie "Monterrey pop" qui se déroula en 1967. D'où la phrase "Monterrey encore endormie qui se réveillera bientôt" puisque on est en juillet 66 ! J’avais vu des images de ce festival très éclectique où s’étaient produits, entre autres, Jefferson Airplane, les Who, Mamas and Papas, Otis Redding, Ravi Shankar et ça m’avait beaucoup marqué. La qualité musicale était incroyable, je trouvais aussi le "look" des gens magnifique !…
Oui, j’en vois davantage que les studios d’enregistrement, et heureusement. Je suis souvent allé à Los Angeles et à chaque fois j’avais une auto de location, toujours décapotable! J’en ai profité d’abord pour explorer la ville elle-même, ensuite pour aller dans le désert, aussi pour me promener dans la Sierra Nevada et même aller à Las Vegas.
J’étais parti à Londres avec une Moto Guzzi V 65, très mauvaise machine qui tombait tout le temps en panne et que j’ai fini par donner (et non pas vendre) au jeune homme russe qui travaillait à la réception du petit hôtel où j’habitais.
À Bamako, après les enregistrements, je suis parti vers Djenné et son incroyable mosquée ainsi qu’au pays dogon.

Voyagez-vous léger?

- Oui car je n’enregistre pas de bagages à l’aéroport… Mais maintenant je ne prends plus l’avion, j’en ai peur.

Emmène-moi dans tes bagages en Juillet 66” dit le refrain de Juillet 66, avant d’évoquer “les succès d’Angleterre” et les hits “des Coopers”… En France, en juillet 66, Sinatra était #1 du hit parade avec Strangers in the night, Percy Sledge, #2 avec When a man loves a woman, The Beatles #3 avec Yellow Submarine, Polnareff #4 avec L’Amour avec toi et Bob Dylan #5 avec I want you. Votre préférée des cinq?

- J’aime beaucoup L’Amour avec toi qui a un côté médiéval, chanson de trouvère, avec cette phrase "il est des mots qu’on ne peut dire".
When a man loves a woman est poignant, la production est quasi inexistante, c’est juste ce fameux son Stax de Memphis, brut et vrai.
Strangers in the night est une très grande réussite, mélodie imparable, l’orchestre emmène tout ça comme l’énorme chaudière à vapeur d’un transatlantique. À l’époque de l’explosion de la musique dite "pop", Sinatra montre qu’il est encore là. Les paroles ont un côté définitif et biblique! Le changement de tonalité à la fin donne la chair de poule.

Sinon, question à la Nagui, plutôt Rolling Stones ou Beatles?

- Les deux évidemment ! Mais d’un point de vue objectif, il semble y avoir une grâce, une magie unique et une inventivité infinie chez les Beatles.


Côté chanson d’ici, on vous associe souvent à Yves Simon… Certains évoquent Gainsbourg, d’autres Pierre Vassiliu. Mais vous aimez également Enrico Macias ! Qu’est-ce qui vous plaît chez Macias?

- J’aime des centaines de chansons de centaines de chanteurs. Chez Macias, j’adore Les gens du nord et comme j’aime beaucoup la musique arabo-andalouse, je suis admiratif du joueur de oud qu’est Enrico Macias.

Dans le livret du CD, pour parler de l’enregistrement de Une femme seule, vos évoquez le batteur Hal Blaine, puis, pour Marie pense à moi, le batteur Ed Greene venu vous rejoindre en studio vêtu tel Björn Borg, puis, pour Cherchell, le batteur Jim Keltner dont vous admiriez “les Levi’s tex twill 517 non importés en France”. Dans Juillet 66 enfin, vous chantez “rêver souvent […] de batteurs en colère”. Vous jouez du piano, de l’harmonica, de la guitare. Quid de la batterie?

- Je ne joue malheureusement pas de batterie. Étant un vrai parisien né et élevé entre ces vingt arrondissements, je pense que le problème du voisinage a du contrarier beaucoup de vocations (pure spéculation).

Cultivez-vous pour autant une sorte de fascination pour les batteurs, ou n’est-ce qu’interprétation?

- Adolescent, j’étais fasciné par la batterie.


La rupture amoureuse, les amours non réciproques sont des thèmes qui hantent vos chansons (Ne te retourne pas, Une femme seule, Drôle de situation, Tant besoin de toi sur cette compilation). Mais on trouve également des questions plus sociétales, plus “ferréennes” en somme, presque engagées, sur la difficulté de vivre aujourd’hui à Paris quand on est un musicien par exemple, un peintre ou un écrivain (Écrit à la main, L’immobilier), sur le sentiment étouffant d’être incompris (Drôle de situation, Ulysse). Vous dites avoir été retourné par la découverte de Léo Ferré.

- Ferré et d’autres, vers vingt ans, après avoir été baigné de musique anglo-saxonne, j’ai ressenti de façon très forte l’impact des mots français. J’ai compris qu’ils nous touchaient directement, le chemin qu’ils prennent est une voie directe et rapide car nous sommes tous des mots, nous en somme habités et finalement nous ne sommes tout court qu’une langue maternelle (deuxième pure spéculation).

Le pouvoir des mots, celui d’en faire des images qui vous touchent et vous font parfois mieux comprendre la vie… Dans Le monde s’écroule, vous chantez “Le monde s’écroule/ Mais le monde c’est quoi?/ Juste une grosse boule qui roule sous nos pas/ La terre est ronde/ Mais la terre c’est quoi?/ Juste une seconde qui n’en finit pas.” Lumineux. Trenet aurait pu chanter ça! Un Trenet 1950 revenu d’Amérique du Sud. Fait-il partie de vos idoles, des chanteurs que vous reprenez; vous qui, dit-on, chantez parfois du Brassens ou du Jean Tranchant tard dans la nuit?

- Je n’ai pas d’idoles ! J’aime certaines des chansons de Trenet. Mais celui qui m’impressionne le plus, c’est Brassens! Il semble qu’il ait gardé une intégrité unique malgré son incroyable succès. Beaucoup de ses chansons sont des bijoux. Ce dont il parle me touche plus en général que l’univers de Trenet.


Pour revenir à Ferré, qui était ce Mr Baer qui cosigna avec lui La Chanson du Scaphandrier?

- C’est un temps que les "moins de vingt ans ne peuvent pas connaitre"! Mon grand-père Louis Baer (né en 1886 et mort à 98 ans) avait un frère du nom de René Baer, ce dernier écrivait des textes et des poèmes. Il était juif et partit au début de la guerre à Monte Carlo pour fuir les Allemands. C’est là qu’il rencontra Ferré qui était monégasque.

Dans Roi de l’underground, dont vous expliquez ne pas trop savoir s’il s’agit d’un portrait du Christ, du baron de Lima ou de Jean-François Bizot, vous chantez “Elle est là […] en larmes déshabillée / Mais j’vous jure j’l’ai pas touchée / À peine regardée”. Clin d’œil au J’l’ai pas touchée de Christophe?

- J’avoue ne pas connaitre cette chanson et suis prêt à passer le test du détecteur de mensonges pour le prouver.


(Le pont bleu, J. Baer)

En même temps que paraît cette compilation, vous exposez vos photos galerie Chappe à Paris. Une demie-douzaine de vos clichés illustrent le CD, dont la pochette. Aucune de ces photographies n’est dans la pose, toutes paraissent avoir été prises à la volée, figeant un instant, “comme une seconde qui n’en finit pas”. Quelle importance ou quelle place tient la photographie dans votre quotidien?

- Je pratique la photo depuis peu de temps et j’y trouve un grand plaisir. Le processus de création d’une chanson est long et douloureux pour moi. Il faut d’abord l’écrire, paroles et musique, ça c’est encore un plaisir (presque...). Ensuite tout se complique, il faut l’enregistrer en studio. Quel studio? Où? À quelle heure? Avec quels musiciens? Il faut aussi enregistrer la voix qui sera définitive. Ensuite, pire encore, vient l’étape du mixage. Véritable torture pour moi. Rien de tout ça en photo. Photographier me donne des ailes !

Où a été prise la photo du cheval dans la brume?

- Près de Varengeville.

DRÔLE DE SITUATION contient deux chansons inédites aux titres énigmatiques, Delon et Comme Joeystarr, qui l’une comme l’autre auraient le potentiel du single inattendu. Avez-vous suffisamment de chansons pour un nouvel album?

- Oui. L’été dernier je suis resté à Paris et j'ai écrit assez de chansons pour enregistrer un nouveau disque.

Vous souvenez-vous de la première fois où vous avez entendu une de vos chansons à la radio?

- C’était Le monde s’écroule, je ne me rappelle plus l’instant exact mais j’en ai ressenti un plaisir immense.

Vous n’allez jamais voir de concerts et refusez, comme Ferrat, Françoise Hardy ou Gérard Manset, de chanter sur scène.

- C’est vrai. J’ai l’impression qu’une fois qu’une chanson est enregistrée, c’est fini. La "chose" est dite. Que la répéter à l’infini serait mentir, jouer la comédie. Mais il n’est pas impossible que je change d’avis !

Et la natation dans tout ça? Il vous arrive, paraît-il, en Méditerranée, de nager vers le large jusqu’à voir les maisons sur la côte comme des miniatures.

- C’est vrai, je le fais le plus souvent possible ! À une époque je prenais chaque année mon dernier bain de mer le premier décembre près de Nice, au Cap-d’Ail ou à Eze Bord de Mer. L’eau y est normalement encore à 17 degrés. De quoi attaquer l’hiver avec des munitions.

(entretien Baptiste Vignol)