Fidèle


On a tout dit, tout écrit sur le dernier album de Renaud. Les chroniqueurs, qui se prennent maintenant pour les membres d'un jury de télé-réalité, n'en ont eu que pour ses cordes vocales, s'indignant même qu’elles fussent en mauvais état. A-t-on jamais demandé à Renaud de bien chanter? Mais les mêmes reprochent à Camille son caractère de cochon... Ou reprochaient jadis son timbre à Charles Aznavour. Au final, le meilleur article paru sur MOLLY MALONE est signé Fabienne Hauchart dans Voici qui note simplement : "Sa voix usée par les excès colle bien à ces histoires d'exil et de misère." Car il s'agit de cela en effet, de chansons qui racontent des histoires comme il s'en raconte dans les pubs irlandais, des chants de marins, de migrants, au son des harpes celtiques et des violons grinçants. Il est là l'intérêt de ce disque. Dans l'art de l'adaptation.
Les anglo-saxons ont toujours su traduire nos chansons pour en faire des tubes planétaires : My way évidemment, d'après Comme d'habitude, mais encore Beyond the sea (La mer), I wish you love (Que reste-t-il de nos amours?), If you go away (Ne me quitte pas), What now my love (Et maintenant), Let it be me (Je t'appartiens), tous des standards mondiaux. L'inverse est moins convaincant. Mis à part quelques hits traduits dans les années 60 par (pour) Claude François, Eddy Mitchell et Joe Dassin, l'inévitable Suzanne de Graeme Allwright et les brillantes adaptations de titres de JJ Cale, Bob Dylan, James Taylor ou Jackson Browne par Francis Cabrel, les tubes américains interprétés en français laissent à désirer. Pour bien traduire, il faut pouvoir repenser émotionnellement et plastiquement les images, se faire le juste médiateur capable de s’approprier la fulgurance d’une vision, trouver le raccourci, posséder l’art du rebond qu’autorisent le vers ou la strophe. Et Renaud nous fait aujourd'hui regretter de n’être pas allé au bout de son projet springsteenien quand il annonçait, voici 25 ans, vouloir s’approprier les classiques du Boss. Car il se révèle, en effet, dans MOLLY MALONE, un formidable traducteur. Ces chansons «irlandaises» ne déparent pas son répertoire car elles semblent sortir de son théâtre intime, avec leurs trouvailles, leur poésie, leur vocabulaire, leur dose d’humanité.
L'action se passe en Irlande, donc. Et Renaud ne nous promène pas dans les lacs du Connemara !
"Les villes industrielles/ Du Nord-Ouest on connaît/ Ils nous l'ont joué belle/ Quand les usines ont fermé." (Vagabonds)
En maître conteur, il plonge ensuite dans son décor : « Du côté Est de la ville/ Aux pieds de la colline/ Y a une grande cheminée/ C'est le Belfast Mill. » (Belfast Mill)
Un quotidien gris foncé, qui rappelle forcément Germinal. Ne sommes-nous pas là chez Renaud, dans la veine militante d’où surgirent ses chansons ouvrières (Oscar, Son bleu), cet art disparu, dont le dernier succès populaire remonte à Pierre Bachelet (« Au Nord, c’était les Corons / Le ciel, c’était le charbon… », #1 en juillet 1982)? Mais il y a, c’est vrai, plus glamour que de chanter les Gueules noires.
« Dans la vallée, les mineurs/ Ont tous perdu leur boulot [...] / Les chevalets n'tournent plus/ Les chants ne résonnent plus/ Les pubs sont déserts comme les rues. » (Adieu à Rhondda)
Enfin, et pour enrichir son imaginaire, Renaud campe des personnages hauts en couleurs, aventuriers, durs au mal, mais pour toujours amoureux de leur île natale. « J'ai chassé la baleine au large des Açores/ J'ai coupé du bois à Vancouver/ Traîné mes godillots de port en port / Supporté d'éternels hivers / Mais le sol Irlandais [...] / Les eaux de la Liffey/ Me manqueront toute ma vie » (Je reviendrai...)
Fidèle à ses convictions, ses amours, ses illusions, son désir de rendre hommage (cf. ses disques de reprises de Brassens, de chants Chtimis, du répertoire réaliste), Renaud signe un album dont le principal défaut (s’il fallait lui en trouver un) serait de lui ressembler, jamais opportuniste (Renaud, et cela fait des lustres, n’a plus besoin de «chanter» !), respectueux de son parcours. « Fidèle, fidèle, je suis resté fidèle à des choses sans importance pour vous » pourrait-il balancer aux donneurs de leçon. Retenons plutôt cette ultime supplique, rénaldienne en diable, dans Te marie pas, Mary ! : "Donne ton amour, ta flamme / Et ce pour l'éternité / À qui déteste les armes / Fussent-elles de la liberté."
Mais quel chanteur conjugue encore le verbe être à l’imparfait du subjonctif dans un emploi équivalent à celui du conditionnel ? Voilà la question, messieurs la critique facile.

Baptiste Vignol