Quand Brel tapait sur son piano


En 1959, en revenant de la tournée Opus 109 avec Jacques Brel en vedette, les Cinq Pères en vedettes américaines, Bernard Haller, Simone Langlois, Gainsbourg et moi en première partie, on arrive à Paris où Brel a rendez-vous avec Bruno Coquatrix. Il était alors prévu que Brel fasse l’Olympia en vedette américaine de Philippe Clay, mais Monsieur Canetti, qui avait organisé la tournée Opus 109 (le “sang neuf” de la chanson) et “drivait” la carrière de Brel, pensait que c’était encore un peu tôt pour un grand passage à Paris. Brel en revanche ne l’entendait pas de cette oreille: ce qui était prévu devait se faire… J’étais dans la voiture de Brel avec Suzanne Gabriello quand on est arrivé à l’Olympia, rue Caumartin, à l’entrée des artistes. Brel dit à Suzanne: “On n’en a pas pour longtemps. Attends-nous et si quelqu’un arrive, aboie!” On rigole Suzanne et moi (c’était bien l’humour de Brel) et nous montons voir Coquatrix - grâce à qui, mais c’est une autre histoire, j’accomplirai mon service militaire à Montlhéry et ne partirai pas deux ans en Algérie... “Je veux le faire!” répétait Brel. “Je veux le faire!” Quand nous sommes redescendus, Suzanne a tout de suite compris qu’elle avait devant elle la prochaine “Vedette américaine” de Philippe Clay.
Pendant toute la tournée, Brel travaillait ses nouvelles chansons pour cette rentrée parisienne. À chaque fois que l’on arrivait dans les casinos, il allait dans sa loge, enfilait son costume et montait sur la scène où il y avait toujours un piano, et il tapait dessus… Il cherchait le rythme de sa prochaine chanson. Il en voulait une à 5 temps, comme Dave Brubeck qui venait de conquérir le monde avec son Take five. Nous, on se préparait pour la soirée et on entendait Brel : 1.2.3.4.5, 1.2.3.4.5… Il en sortira deux chefs-d’œuvre, Ne me quitte pas et La valse à mille temps… Réfléchissez bien… Ne-Me-Qui-Tte-Pas, 1.2.3.4.5. et La-Val-S’À-Mill’-Temps.
J’ai vu le spectacle à l’Olympia. Merveilleux au Trois Baudets, Philippe Clay n’était pas très à l’aise sur une grande scène comme l’Olympia. L’artiste doit s’adapter, le public ne réagit pas de la même façon selon la grandeur de la salle. D’un côté, c’est une “veillée”; de l’autre, c’est une démonstration… Et Jacques Brel est devenu une star!

Ricet Barrier