Élevés par Bertin














Dans son « Dictionnaire amoureux de la France » (Plon, 2008), Denis Tillinac écrit, à Montagne Sainte-Geneviève : « Le quartier s’est embourgeoisé, coût de l’immobilier oblige. L’École polytechnique a émigré en banlieue, les cabarets de la Contrescarpe où débutèrent Brassens, Brel, Ferrat, Nougaro, Leclerc, Devos, Bertin et consorts ont tous fermé… »
Ça soulage et c’est plaisant d’apercevoir ici la figure de Jacques Bertin. En espérant que parmi les lecteurs de Denis Tillinac, certains aient la curiosité d’aller voir qui se cache derrière ce nom-là ! D’éminents journalistes ont maintes fois souligné l’importance du personnage. En 1978, on lisait dans Le Monde sous la plume de Claude Fléouter que Bertin s’imposait comme le plus important chanteur français depuis Brel et Ferré.
Voilà quarante ans qu’il chante, et qu’il jazze sa poésie. Post-moderne, ombrageux, maquisard mais en liberté, il mène sa barque en s’auto-produisant puisqu’il a toujours refusé d’être du show-business. Aujourd’hui, il se permet, et c’est jubilatoire, de saluer les avantages d’Internet, malgré les ravages du piratage. « Ça ne me dérange pas du tout que l’on copie mes disques ! Tout cela me fait marrer, puisque c’est cette pratique qui va tuer le big business avec ses propres armes. N’est-ce pas l’industrie qui vend ces machins sophistiqués qui permettent de tout recopier ? » En attendant, cet outil lui permet d’avertir sa «clientèle» des concerts à venir et de vendre des CD, lui qui n’est pas distribué !
Qu’un artiste de cette envergure soit boudé des grands médias n’est pas étonnant. Bertin élève trop haut son art pour émouvoir les porte-micro du samedi soir. Avec lui la chanson annexe d’autres sphères, elle devient presque intimidante. S’il chante sans compromission, hors des formats et des normes, Bertin n’est pourtant pas un doux rêveur. « Chante toujours, tu m’intéresses (ou les combines du show-biz)» était d’ailleurs le titre d’un essai qu’il signa en 1981 ; on pouvait y lire notamment : « Je suis passé à la télé et à la radio avec Jacques Chancel, ce qui me permet de narrer mes aventures. Je lui en sais gré. Pendant quelque temps même, le baron, avec une insistance méritoire, a pensé que je serais peut-être assez vite un génie sortable. Cela m’a valu deux invitations au Grand Échiquier, plus une émission d’une heure un soir sur Antenne 2 et en prime une Radioscopie. De quoi je me plains ? Quelle ingratitude. En fait, j’aime bien Chancel : il m’amuse. […] Cet homme-là, c’est Superman. La nuit, quand vous dormez, il est plongé dans la métaphysique de Maurice Clavel qu’il tient de la main droite, tout en compulsant, de la main gauche, le dernier Sagan, tandis que son pied gauche feuillette à la hache le tableau de la diplomatie internationale d’André Fontaine et que son pied droit manipule le pick-up où tourne mon dernier disque. […] Comment il fait ? Il a des assistants qui bossent pour lui. Il peut ainsi se permettre de causer sur les ondes de traités de six cents pages qu’il n’a pas lus. »
Cet ouvrage paru au Seuil n’était en fait rien d’autre que la (digne) suite d’« En avant la zizique » de Boris Vian - auquel Jacques Bertin pourrait être affilié. Il fait aujourd'hui le bonheur des bouquinistes.
Alors, ça n’est pas sans fierté que je prends ici la parole, à la première personne. Car je me souviens d’un jour de 1998. J’officiais en tant que jeune programmateur pour une émission télévisée diffusée chaque après-midi. De septembre 97 à octobre 99, j’aurais le privilège d'inviter ces bannis du petit écran : Arielle, Ricet Barrier, Guy Béart, Julos Beaucarne, Michèle Bernard, Angelo Branduardi, Michel Bühler, Céline Caussimon, Clarika, Yvan Dautun, Femmouz T, Jean Guidoni, Gilbert Laffaille, Madredeus, Marie-France, Marka, Isabelle Mayereau, Arnaud Méthivier, Marc Ogeret, Polo, Catherine Ribeiro, Véronique Rivière, Sarclo, Pierre Schott, Francesca Solleville, Anne Sylvestre, Henri Tachan, Taraf de Haïdouks, Jean Vasca, Cora Vaucaire, Gilles Vigneault, Marie-Josée Vilar, Claude Vinci…
Jacques Bertin venait de sortir L’HÔTEL DU GRAND RETOUR, son dix-septième album, un disque phénoménal. Il chantait au Café de la Danse ; ce fut l’un des concerts les plus forts, les plus consistants, les plus intenses que j’ai eu la chance de voir. Je l’approchai donc pour lui proposer de venir à la Chance aux Chansons, doutant fort de sa réponse : Philippe Clay, Pierre Perret, Hélène Martin, Juliette, Brigitte Fontaine ou Henri Salvador n’avaient-ils déjà pas repoussé mes sollicitations, allergiques à la morgue du présentateur, à la réalisation de l’émission, aux couleurs pastel du décor, aux faux applaudissements ? Pourtant Bertin, lui, accepta, à une seule condition : chanter en direct avec ses musiciens. Cela doit rester à ce jour sa dernière télévision…
Ces deux chansons, lyriques et entêtantes, valaient bien le coup de faire le programmateur. Nous avions demandé au réalisateur d’être aussi sobre que possible. Voilà ce que ça donnait :

Jacques Bertin

Baptiste Vignol

(Jacques Bertin vient de publier chez Velen, sa maison de disques, QUE FAIRE, un album enregistré en public.)