Ce tas de fumier qu’est l’humanité














Le 7 janvier 1954, un article du Figaro interpelle ceux qui “se réveillent dans un appartement chaud et ne savent rien du monde parce que les conditions dans lesquelles ils vivent, leurs privilèges les éloignent de la souffrance des autres.” Trois semaines plus tard, le 1er février, sur les ondes de Radio-Luxembourg, son auteur s’exclame: “Mes amis, au secours! Une femme vient de mourir…”. La voix d’Henry Grouès, dit l’abbé Pierre, réveille le cœur des Français. Il devient le porte-parole des sans-logis, ces malheureux qu’on appelait “clochards” avec du mépris sur les lèvres. « D'un bout à l'autre de la semaine,/ Sur les boulevards, dans les faubourgs,/ On les voit traîner par centaines,/ Leurs guêtres sales et leurs amours/ Dans des chemises de dix jours » (Les mômes de la cloche, 1936) chantait Berthe Sylva, vedette de l’entre deux-guerres.
À partir des années 60, la France s’enrichit. Bien que la croissance économique les rejette dans l’ombre, l’abbé continue sa croisade auprès des plus mal lotis dont la foule grossit tellement qu’au cœur des années Mitterrand, un refrain nous répète: “Aujourd’hui, on n’a plus le droit/ Ni d’avoir faim ni d’avoir froid…”. Coluche venait de créer les Restos du Cœur. Pour récolter des fonds, l’humoriste avait demandé à Jean-Jacques Goldman, faiseur de tubes s’il en est, d’en concocter un pour “tous les recalés de l’âge et du chômage/ Les privés du gâteau, les exclus du partage…”. La Chanson des Restos (1986) caracolera longtemps en tête du Top 50.
“Parler des Restos du Cœur c’est très bien, mais faudrait pas oublier l’abbé Pierre” rappelle aussitôt Coluche qui rend visite au vieil homme pour lui remettre un chèque d’1,5 millions de francs. C’est ensuite que se vulgarise un sigle créé en 1983 : SDF. Sans domicile fixe. Un euphémisme administratif pour désigner les personnes sans ressources qui, n’ayant pas de logement, mènent une vie misérable, sans hygiène, jusqu’au risque de mort.
De nombreux paroliers aiguisèrent leur plume au fusil de cet acronyme. “Serpentant des dalles fumantes/ Sandrine dévale les faubourgs/[…] Sa douce famille sera dispersée/ Fragmentée, Sans domicile fixe” (Souvenirs de femme, 1995) racontent les Nonnes Troppo dans une chanson construite autour des trois initiales, tandis que Sapho observait : “Un nom à coucher dehors/ En somme ça veut dire/ Un nom de SDF/ De mendigot, d’errant/ Un nom à mourir de froid!” (Un nom, 1996) et que François Hadji-Lazaro des Garçons Bouchers se prenait à rêver: « Si Dormir Faisait atteindre des châteaux oubliés, achever des projets ratés/[…] plutôt que de nous rendre SDF consommés » (Si Dormir Faisait, 1997).
Entre temps l’abbé Pierre avait envahi l’actualité, usant des médias avec maestria pour défendre sa cause, Emmaüs et sa Fondation. Désigné “personnalité préférée des Français” de 1989 à 2003, l’homme à la robe de bure n’attendait rien du pouvoir, il exigeait. Il n’espérait pas la pitié, mais accusait en montrant du doigt la misère et les injustices. Face à tant de sang-froid, la chanson citoyenne ne pouvait que prendre le pas. « J'aim'rais qu'çà cesse – esse – esse/ De s'dégrader – der – der/ Sans un bénef – ef – ef/ SDF » (SDF, 1998) souhaitait Allain Leprest tandis qu’Alain Souchon prévenait le quidam : « Attention piéton/ Une âme est sous les cartons/[…] Petit tas mis là/ Sans tatamis, sans matelas » (Petit tas tombé 1999)…
Le 22 janvier 2007, la mort du vieil abbé frappe au cœur les Français. La campagne présidentielle a déjà débuté, et les Enfants de Don Quichotte plantent des tentes sur le canal Saint-Martin. Les Restos du Cœur ont 20 ans, ils servent 80 millions de repas à plus de 700 000 personnes. Chaque année, 200 sans-abris meurent de froid, le nombre de SDF dépassant les 200 000. Des chiffres glaçants.
Le 18 décembre 2006, en meeting à Charlevilles-Mézières, le candidat Nicolas Sarkozy déclare à la tribune: “Si je suis élu président de la République, je veux que d'ici à deux ans plus personne ne soit obligé de dormir sur le trottoir et d'y mourir de froid. Le droit à l'hébergement, je vais vous le dire, c'est une obligation humaine.” 363 jours plus tard, un homme périrait place de la Concorde dans l’indifférence médiatique…
La France de 2008 est plus riche que celle de l’hiver 54, et pourtant la grande pauvreté est plus criante. Un Français sur deux redoute de se retrouver un jour à la rue. 3 millions sont “mal logés”, 7 millions croupiraient sous le seuil de pauvreté. Une chanson de Francis Cabrel disait il y a dix ans: « Madame X et ses enfants/ Tout l'hiver sans chauffage/ Caravane pour des gens/ Même pas du voyage/ Et pourtant comme elle dit/ C'est pas elle la plus mal lotie/ Elle en connaît qui couchent dehors/ Dans les parages/ Quand y'a toutes ces voitures de sport/ Dans les garages… » (Madame X). Un constat toujours d’actualité, et c’en est inquiétant. « C'était un pays charmant/ Un pays comme il faut » souligne Madame X, regrettant aussitôt : « Maintenant on prend/ Quelques photos des mourants/ Au lieu de leur » venir en aide. Et le chanteur de préciser : « Elle dit pas ça méchamment/ Pour l'instant ». Pour l’instant…
L’abbé Pierre aimait, disait-il, « voir fleurir avec éblouissement la petite fleur sur ce tas de fumier qu’est l’humanité. » Pourvu que nos dirigeants, ceux qui promettent le « Zéro SDF » - un objectif lancé jadis par Lionel Jospin, tiennent leurs engagements, sans quoi la vermine pourrait bien déserter les ponts, les porches et les abris-bus pour infester les beaux quartiers où pullulent les pied-à-terre (ou autres logements vides...) et s’en octroyer d’impériaux à la mode du « Ah ! Ça ira.»

Baptiste Vignol